• Francis FLEURY (FRANCIS) a publié Pour saluer raphael sorin


    Chaque fois que je lisais ou que j'écoutais Raphaël Sorin, qui vient de nous quitter à 78 ans, s'agissant de livres, d'écrivains et de littérature, je sentais l'oppressant manteau de la nostalgie nous envelopper, avec ce que ce spectre recèle d'amertume. La dernière fois, c'était en novembre du côté de chez Gracq. Nous participions à un débat sur toutes ces choses qui nous tiennent tant à coeur ; du début à la fin, j'ai eu vraiment le sentiment que tout ce que disait cet authentique amoureux des livres, écrivain raté qui aura traîné ses guêtres quarante ans durant dans l'édition (Le Sagittaire, Champ libre, Flammarion, Fayard...) et dans la critique (Le Monde des livres, L'Express, le Masque et la plume...), tout se résumait à ce leitmotiv subliminal : ""C'était mieux avant"".
    Air connu. Inutile d'en faire le procès. On en connaît les ressorts et la logique, non seulement pour la littérature, ou même pour la culture et l'éducation, mais pour bien des mouvements de la société. Un rapide examen de l'histoire des idées, ou même la consultation des journaux de différentes époques, des Journaux intimes et des Mémoires, confirme que le sentiment édénique a toujours secrètement partie liée avec la perte de l'insouciance liée à l'enfance et le regret d'une jeunesse révolue. C'était toujours mieux avant lorsqu'on était plus jeune, plus irresponsable, que la qualité, le talent et le génie étaient au rendez-vous. Sauf que même en ce temps-là, disons dans les années 50-60, nos aînés vitupéraient leurs contemporains et la baisse du niveau; ils disaient déjà que c'était mieux avant et ainsi de suite en remontant jusqu'au jardin d'Eden où, effectivement, c'était mieux.
    J'en étais là de mon attirance/répulsion pour la nostalgie, beau piège quand elle s'avance sous le masque si séduisant du spleen, de la saudade ou de la Sehnsucht, lorsque je reçus le livre que Raphaël Sorin avait consacré à "21 irréductibles. Nouveaux produits d'entretiens" (174 pages, 16 euros, finitude). Un tel livre d'un tel auteur et d'un tel ton ne pouvait décemment paraître ailleurs que chez un tel éditeur. L'harmonie est parfaite. Sorin y a réuni vingt et un portraits-entretiens par lui effectués au XXème siècle du côté de vivants dont la plupart sont morts désormais, même si certains poussaient la discrétion et le retrait de ce monde à ne pas démentir lorsqu'on les disait morts de leur vivant. On se croirait dans le fonds d'un vieux libraire ; pourtant, c'était hier. Ces textes ont déjà été publiés dans les journaux, mais l'intérêt de leur réunion dans ce livre fabriqué avec soin par l'éditeur, et si agréable à caresser, tient à la manière de Sorin : ce n'est pas un interviewer mais un visiteur.
    Chaque texte est souvent le fruit de visites espacées car il s'est donné le temps. Un luxe désormais. Un détail suffit le plus souvent à révéler la vérité d'un homme : les taches blanches en lieu et place des tableaux sur les murs de l'appartement de Marc Bernard envahi du pressentiment de sa mort imminente ; les déconvenues institutionnelles d'Henri Pollès avec son musée vivant du livre ; Henri Thomas tout au bonheur de marcher ; André Fraigneau, général des Hussards hanté par le désir d'écrire sur la grandeur; Louis Calaferte calfeutré en ses exils intérieurs ; Marcel Mariën d'une subversion l'autre ; Eugène Dabit si vivant dans le souvenir de Béatrice Appia ; Edmond Jabès, écrivain de personne hanté par le silence du désert ; le silence encore, mais comme ""villégiature des mots"" sous la plume de Georges Schéhadé ; le présence de Roger Gilbert-Lecomte dans la plaidoirie de son défenseur posthume Roland Dumas ; et puis Simenon, Mandiargues, Jean Hugo, Ghérasim Luca sans oublier in fine et of course Elias Canetti, oncle tutélaire. Pour la plupart destinés par l'époque à devenir des écrivains pour quelques uns. Leurs photos évoquent déjà des fantômes revenus nous hanter après une longue absence alors qu'hier encore, on pouvait s'inviter chez eux pour les écouter parler de leurs conversations d'avant-guerre dans les cafés de la place Blanche ou ceux de Montparnasse. Dans les dernières années de l'autre siècle, on pouvait encore bavarder avec quelqu'un qui avait bavardé avec Proust.
    Tous ressuscités à travers un mot, une phrase, un regard, développés sur quelques pages. Tous issus du monde d'avant. Tous ""irréductibles"" ? Pourquoi pas, mais une préface n'aurait pas été de trop pour dire en quoi ils l'étaient. Le fil rouge qui les relie est peut-être à chercher dans la vraie nature de leur solitude, qui n'est pas qu'un renoncement au siècle et à sa mondanité littéraire. Ce n'était pas mieux avant. Mais en revisitant cette chaleureuse galerie de familiers, rencontres avec des sauvages de bonne compagnie, il faut bien admettre que nous avançons dans un monde où il y aura de moins en moins de gens à qui parler.
    PERRE ASSOULINE